Au mois d’avril 1987, je présentais à la Schirnkunsthalle de Francfort l’exposition « Mikhaïl Larionov : la voie vers l’abstraction ». Organisée conjointement avec le musée d’Art et d’Histoire de Genève, cette exposition terminait son parcours une année plus tard dans les salles Rath du musée suisse. Elle était constituée de 193 œuvres sur papier – pastels, gouaches, aquarelles, encres de Chine et crayons de couleur – que j’avais sélectionnées et que je classais dans la « période russe » du peintre, c’est-à-dire entre 1907 et 1915.
Une grande partie des encres de Chine (au total 42 pièces, soit plus de 20% de l’exposition) était constituée par des scènes urbaines et des portraits, tandis que les gouaches et pastels étaient dans leur majorité expressionnistes (paysages et certaines scènes de cabaret) et surtout rayonnistes, c’est-à-dire abstraits.
Inconnues jusqu’en 1987, ces œuvres de Larionov furent reçues avec enthousiasme en Allemagne et cela conduisit à une étape supplémentaire de l’exposition à Bologne (Italie) au mois de septembre 1987 dans les salles du Palazzo Pepoli (une annexe de la Pinacothèque), où était préfiguré le nouveau musée d’Art moderne de la ville.
On comprendra ma surprise quand, une année après le succès des expositions de Francfort et Bologne, qui ont reçu des commentaires élogieux dans la presse artistique, les mêmes œuvres furent soudainement attaquées par une série d’articles publiés par La Tribune de Genève, journal suisse qui accusait l’ensemble de l’exposition d’être constitué de « faux ».
Comme les héritiers de la veuve du peintre allaient me l’apprendre plusieurs années plus tard, cette campagne de presse faisait suite au détournement d’une bonne partie de l’héritage de la veuve de Larionov, morte entre-temps (en septembre 1987). Éliminer ces chefs-d’œuvre que j’avais présentés aux musées de Francfort, de Bologne et de Genève, permettrait d’ouvrir la voie à un marché pour lequel les instigateurs de ce scandale seraient les seuls à dicter les conditions…
Ne me laissant pas intimider par les arguments spécieux mis en avant par une journaliste inexpérimentée qui se référait naïvement aux seuls commerçants désireux de garder la main sur le futur marché de Larionov, je me suis porté à la défense des œuvres que l’on se proposait de… détruire !
Convaincu de leur authenticité, je me suis donc lancé dans de laborieuses recherches historiques et techniques (car le seul élément avancé pour mettre en question l’ensemble de l’exposition était une remise en cause de l’un des pigments présents dans les pastels). Profitant de l’ouverture des archives soviétiques, j’ai pu, à partir de l’été 1989, documenter ces œuvres : étudier la nature des pigments utilisés, l’iconographie des œuvres, les inscriptions y compris les signatures, et établir la provenance de l’ensemble.
Il s’en est suivi une longue bataille juridique qui a duré quatorze ans. Des attaques médiatiques lancées systématiquement dans les mêmes organes de presse – suisses, allemands et américains – entretenaient tout au long des années le climat de suspicion créé autour de ces œuvres. Dès 1993, le journal genevois était condamné pour ses propos diffamatoires à mon égard et, en 1995, je fus lavé de toute accusation par un jugement de non-lieu. Au terme de nombreux aléas juridiques, les œuvres ont été libérées du séquestre en l’an 2000. Deux ans plus tard, on les restituait à leurs propriétaires.
Suite à l’anathème jeté sur les œuvres de l’exposition (printemps-été 1988) aucun historien d’art, russe ou occidental, n’eut le courage de prendre publiquement position par rapport aux œuvres injustement incriminées. Pourtant, comme on peut le constater dans les catalogues d’expositions secondaires (New York 1987, Zurich 1988, Stockholm, 1988) plusieurs historiens d’art ou prétendu tels avaient suivi rapidement mon attribution.
Depuis ils se sont murés dans le silence de la peur.
On ne peut que constater la cécité qui caractérise leurs élaborations, plus, enclins â s’inspirer des textes des autres que de regarder les œuvres qu’ils prétendent interpréter.
Cela fait un quart de siècle que le moment de gestation de l’abstraction larionovienne, pour ne pas dire de l’abstraction tout court, attend sa mise en lumière. Plus qu’une reconnaissance, il attend d’être compris.
Dans les pages qui suivent (La contestation des œuvres) on trouvera le résumé de cette affaire pleine de rebondissements – un scandale médiatique savamment orchestré et reposant sur des arguments fallacieux qui avait pour but de faire perdurer le doute jeté sur un ensemble d’œuvres – qui, dans l’avènement de l’art moderne, futuriste et abstrait, apparaît comme un moments forts, permettant surtout de comprendre l’avènement du premier art abstrait, cette révolution majeure de l’art moderne.